ORIGINES
Le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin - le 7 Février 2014
Origine(s)
*Marqueur*. Les semaines passent et les mots nous manquent, en vérité,
pour exprimer au plus près notre ressentiment devant ce qu’il convient
non plus de nommer des « renoncements » ou des « changements de cap »,
voire des « trahisons », mais bien une défaite à l’Idée même de gauche
dans ce que sa tradition a de plus hautement symbolique. Normal Ier ne
déçoit pas, ou plus, il assume un libéralisme échevelé qui se rapproche
tant des concepts fondamentaux de la droite du centre et de l’UMP que sa
doctrine économique ressemble, sans exagérer, à un copier-coller des
programmes nicoléoniens de 2012. Qui eut cru, quand même, que les
références à Munich, à Jules Moch ou à Guy Mollet nous viendraient
immanquablement à l’esprit en regardant s’activer un président
socialiste qui a cessé de l’être, un premier ministre qui ne sert à
rien, un ministre des Finances qui ne jure que par l’OMC, la troïka et
le FMI, et un ministre de l’Intérieur – adieu le temps des cerises – qui
est à peu près à la gauche ce que Hortefeux et Besson étaient aux idées
progressistes, à l’époque de leur « gloire » ministérielle… Oui, nous
avons mal. Non pas que nous attendions quelque miracle que ce soit de
ces hommes livrés aux marchés et qui ont tout bazardé depuis si
longtemps. Que certains s’en souviennent : avoir cru en leur sincérité
était sinon une idiotie intellectuelle, du moins une grave erreur
politique… Avouons-le : depuis cette semaine, un cran a été encore
franchi dans l’inacceptable. L’abandon en rase campagne des dispositifs
législatifs synonymes d’avancées pour les droits des familles, annoncé
par Valls dans un premier temps puis confirmé par l’exécutif dans un
deuxième temps, a quelque chose d’irréparable. Exit l’ultime marqueur
gauche-droite. Céder ainsi à la pression d’une rue réactionnaire est bel
et bien le dernier avatar d’une dérive majeure. Il y a deux ans, « le
changement » c’était maintenant. Mais maintenant, les socialistes au
pouvoir assument une période d’involution.
*Mélange*. La droite conservatrice et réactionnaire a marqué des points.
La question légitime est celle-ci : doit-on exclure l’hypothèse que les
mouvements Manif pour tous et Jour de colère, avec leurs ramifications
dans bien des branches de la fachosphère, finissent par se radicaliser
encore plus et s’installent dans la durée, imposant une ambiance
clérico-ultraréac mâtinée de dieudonnisme populaire allant jusqu’à
maintenir la société tout entière sous tension ? Cette semaine, dans
Libération, l’historienne Danielle Tartakowsky n’y allait pas par quatre
chemins. Selon elle, « il s’agit d’une France maurrassienne, même sans
le savoir » et l’absence de vraie riposte à gauche l’inquiète. « Quand
je dis la gauche, je parle des formes à construire, à inventer, et non
pas de la gauche institutionnelle. La manifestation des ligues
factieuses, le 6 février 1934, a eu pour conséquence d’engager le
processus du Front populaire et les droites ne sont plus descendues dans
la rue jusqu’au 30 mai 1968. » Puis elle précise, sous forme de regret
ou d’invitation : « Mais, à gauche, on n’a jamais eu de mouvements de
masse sans que les organisations syndicales y jouent un rôle majeur. »
La peste brune est-elle à nos portes ? N’exagérons rien. Mais soyons
vigilants. Car nous connaissons par coeur les origines du mal et son
terreau social, partout où s’abattent les politiques austéritaires. Il
suffit de voir le mélange des slogans dans les rassemblements
ultraconservateurs pour comprendre que l’affaire est non seulement
sérieuse, mais complexe à juguler. Nous y trouvons en effet tous les
« contres » : les gays, le droit à l’avortement, l’euthanasie, l’Europe,
l’euro, les étrangers, les Roms, les juifs, l’art « dégénéré », on en
passe et des pires. Ne le cachons pas : dans certains endroits,
l’extrême droite catholique fait cause commune avec les islamistes les
plus radicaux, sur fond d’homophobie et d’antisémitisme…
*Moral*. À ce propos. De quoi parle-t-on lorsque nous faisons référence
au « retour de l’ordre moral » ? S’agit-il de critiquer « l’ordre » et
la « morale » ou « l’ordre moral » tout court ? Doit-on, d’ailleurs,
procéder à une distinction, moins évidente qu’il n’y paraît après
examen. Un petit rappel historique s’impose. L’Ordre moral fut une
coalition des droites, formée après les chutes successives de Napoléon
III et du gouvernement républicain provisoire. L’association des deux
mots – « ordre moral » – y fait explicitement référence. De même qu’à
la politique mise en place sous la présidence de Mac-Mahon, à partir de
mai 1873, dont le but était de préparer à une troisième restauration.
Bonjour la référence. Pour mémoire, rappelons que cette période obscure
prit fin avec la victoire des républicains aux élections législatives
de 1876. Ne dit-on pas que l’histoire ne repasse jamais les plats ?